Voyez encore combien de métiers qui servent à nous procurer les biens les plus courants et que l’on tient pour indispensables à la vie d’aujourd’hui sont par eux-mêmes nuisibles à la santé et à la vie de ceux qui les exercent. Que faut-il en penser ? Certes, l’histoire naturelle nous montre bien que la nature a très souvent lié la survie et la prospérité d’une espèce à la destruction ou à l’infortune, partielle ou totale, d’une autre. Mais qui peut croire qu’au sein d’une même espèce elle ait prévu et organisé la destruction d’une partie de celle-ci à seule fin d’assurer la prospérité et les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’autre partie (qui n’a pourtant rien de plus noble par nature et est en tout point semblable à la partie sacrifiée). Ne doit-on pas considérer de tels métiers, pourtant courants et réputés indispensables, comme barbares, puisqu’ils sont manifestement contre nature ? Quant à cette vie qui les réclame et les suppose, vie que l’on veut confortable et civilisée, n’est-elle pas de ce fait même contre nature ? N’est-elle donc point barbare à son tour ?
Giacomo Leopardi, Zibaldone
Tu as changé le paysage entre nous.
A l’un et l’autre entre nuages et racines malheur est arrivé.
Jamais le frère ne repose auprès du frère
et le pont de la confiance est perdu de vue pour tous.
Je ne sais plus sur quoi je marche ni vers où,
car aucun vent ne me rapporte ta voix,
aucun chant d’oiseau, aucun bruit dans les branches.
Les quatre directions du ciel indiquent le bas
et ma main, qui cherche ta manche à tâtons,
revient vide et marquée de signes.
Voilà ce que j’ai à crier, et c’est comme un orage qui me met nue,
toute nue, jusqu’à l’âme, et sans pudeur sous les étoiles.
Pourquoi donc, pourquoi m’as tu laissé le cri?
Et les yeux, cette devise sous le front anxieux?
Pourquoi ne m’as-tu pas arraché le cœur de sous les côtes
pour le fouler aux pieds et en jeter les restes aux chiens?
Voilà ce qu’il fallait faire avant de me livrer au village!
Car c’est cela l’enfer dont mon enfance horriblement rêvait,
et sûrement plus tôt déjà, dans le sein de ma mère affamée.
Tout vient de là.
C’est de là déjà que viennent ma faiblesse et ma soif de prodiges,
d’un prodige qui me donnerait enfin la beauté
du pouvoir amoureux, et ensuite, de l’accès aux anges de clarté.
Cela était à ta portée!
Je le sens encore maintenant sous la peau où la bête grandit en gémissant.
Christine Lavant, Un art comme le mien n’est que vie mutilée
Article 4
Le privilégié, ayant une bague au doigt et serrant
cette bague en regardant une femme, elle devient amoureuse de lui à
la passion, comme nous voyons qu’Héloïse le fut d’Abélard.
Si la bague est un peu mouillée de salive, la femme regardée
devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme
et ôtant sa bague du doigt, les sentiments inspirés en vertu des
privilèges précédents cessent. La haine se change en
bienveillance, en regardant l’être haineux et frottant une bague
au doigt.
Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois
par an pour l’amour-passion ; huit fois pour l’amitié ; vingt
fois pour la cessation de la haine, et cinquante fois pour
l’inspiration d’une simple bienveillance.
Stendhal, Les
privilèges
L’Éternel soumit son fantôme Répétition au tout du Nombre, visible miracle une fois pour toutes.
L’Éternel fit une résolution de son fantôme Mémoire aux prestiges de miroirs jumeaux, visible transmutation de l’angoisse rebondissant en unique souvenir de soi.
L’Éternel fixa la mauvaise rotation de son fantôme, cycle d’impuissante perpétuité, en cercle immobile de savoir au-delà des temps.
René Daumal, Le Contre-Ciel
Ne pense à rien, sinon qu’il existe des mers
qui reprennent
sans cesse leur grand souffle
et dialoguent avec la force de la
lune ;
ne pense pas à toi, à rien savoir sur ton destin,
mais
seulement à tout ce qui vient de la vie
pour être mis sous la
tutelle de la mort
où ni lune ni mer n’ont plus rien à
dire.
La parole ne s’ancre que peu souvent dans la
chair.
Sans pépins, les cœurs tombent de l’arbre
de la
douce connaissance, tombent, livrés
à des essaims de guêpes,
de frelons
pendant les nuits d’automne.
C Lavant, Un art comme le mien n’est que vie mutilée