Il tomba sur eux l’ombre d’un homme géant. Son tablier
s’arrêtait à mi-cuisse. Camier le regarda, lui regarda Mercier et
Mercier se mit à regarder Camier. Ainsi, sans que les regards se
croisassent, fut-il engendré des images d’une grande complexité,
chacun jouissant de soi-même en trois versions distinctes et
simultanées et en même temps, quoique plus obscurément, des trois
versions de soi dont jouissaient les deux autres, soit au total neuf
images difficilement conciliables, sans parler des excitations
nombreuses et confuses se bousculant dans les marges du champ. Cela
faisait un mélange plutôt pénible, mais instructif, instructif.
Ajoutez-y les multiples regards dont les trois étaient l’objet, au
milieu d’un nouveau silence, et vous aurez une faible idée de ce à
quoi on s’expose en voulant faire le malin, je veux dire en
quittant l’enceinte vide, sombre et close où tous les quelques
âges, le temps d’une seconde, rougeoie la lointaine lueur,
l’inoffensive folie de se sentir être, avoir été.
Samuel
Beckett, Mercier et Camier
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire